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La séparation du plus grand groupe de tous les temps (Mahavishnu Orchestra)

  • Dernière modification de la publication :30 juillet 2025
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“John McLaughlin et le Mahavishnu. Ils vont devenir très grands, parce qu’ils ont rassemblé tellement de styles ensemble et en ont tiré quelque chose d’unique.” — Jimmy Page, 1972

     Un jour de septembre 1973, le Mahavishnu Orchestra se trouve dans un avion les menant au Japon, où se passe leur prochaine tournée, après plus de 500 concerts en deux ans. John McLaughlin, le guitariste et leader du groupe, à la lecture d’une interview de son propre groupe pour le magazine américain Crawdaddy, se rend compte que les jours de son groupe, l’un des plus importants de la scène jazz à cette époque, sont comptés.

En effet, le groupe sort de sessions d’enregistrement qui se sont avérées très éprouvantes pour les musiciens, tant les tensions au sein du groupe sont à un niveau élevé. Ces sessions, ce sont les Trident Sessions, qui sortiront bien plus tard, en 1999. En outre, ces sessions qui n’ont durées que quatre jours, dans la tradition des deux précédents albums, ont menées les tensions au sein du groupe à leur paroxysme. Les dissensions sont multiples et nous allons voir que les membres du groupe les ont décrites tous différemment, avec de nouveaux commentaires plus de 50 ans après la séparation du Mahavishnu.

Au départ, la raison principale des dissensions est assez commune : un manque de reconnaissance au niveau des crédits attribués aux autres membres du groupe par le leader, John McLaughlin, ce qui résulte en des retombées financières très maigres pour ceux-ci quant aux royalties liées aux ventes de disque. En effet, les droits d’auteur et les royalties dépendent de la personne citée comme compositrice chez l’équivalent de la SACEM américaine, l’ASCAP, et tous les morceaux des deux premiers albums ont été écrits par John McLaughlin, ne laissant que peu de royalties à ses collègues. Néanmoins, comme le souligne Colin Harper dans son livre Bathed in Lightning, c’est quelque chose de très commun dans le milieu de la musique jazz : par exemple, chez Miles Davis, pour qui McLaughlin a joué avant de former le Mahavishnu, tous considéraient que c’était Miles qui, en plus de leur donner l’opportunité de jouer, dotait la musique de toute son ampleur, et qu’il était normal de lui accorder les crédits. Néanmoins, cette conception n’est pas au goût des autres membres du groupe. Si Jerry Goodman, le violoniste, estimait que les deux premiers albums étaient le résultat d’un effort collectif, Jan Hammer, le pianiste, soutenait que la plupart des morceaux étaient conçus “à 60 % par John, et à 40 % par les autres membres du groupe”.

 
Photo de John McLaughlin présente dans le livret CD des Trident Sessions.

D’ailleurs, Jan Hammer se remémore, dans une récente interview pour JazzViews, là où selon lui ce problème a réellement commencé. À la phrase “On dit que le Mahavishnu s’est dissout à cause de problèmes de droits d’auteur”, Jan répond avec une anecdote :

“Le pire moment pour moi, c’était quand on était aux studios Electric Lady à New York et que notre ingénieur du son Ken Scott – un ingénieur merveilleux par ailleurs – nous a hurlé “Faites-moi une balance [de son]”, et tous les cinq on a commencé à faire n’importe quoi pendant 40 secondes. Ce soundcheck est devenu un morceau (Sapphire Bullets of Pure Love). Et qui est crédité pour ce morceau ? (John McLaughlin). C’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour moi.”

En outre, si ce morceau a été gardé dans l’album comme une sorte de blague, le fait que McLaughlin se soit approprié les crédits a créé un premier froid dans le groupe. Mais celui-ci pouvait être résolu ; comme l’explique leur ingénieur du son Ken Scott lors des sessions Trident, John était bien au fait que s’il voulait un autre album, il allait falloir jouer les compositions des autres. Mais Scott se permit a posteriori de rajouter le commentaire suivant : “Dans une certaine mesure, je pense que quelques-unes des choses qu’il a jouées sur cet album le sont sans conviction, juste parce que ce n’étaient pas ses morceaux. Il se mettait en recul comme quand il était musicien de studio plutôt que de se positionner comme partie intégrante du groupe.” C’est un reproche qui était fait par Goodman et Hammer. Néanmoins, McLaughlin donne lui une version complètement différente de cette histoire, qu’il raconte dans une interview pour JazzTimes :

“On a fait un troisième album dans notre studio londonien préféré, le Trident, et à la fin du processus de mixage tout le monde avait l’air satisfait. Quelques semaines plus tard, Jan et Jerry m’ont dit qu’ils ne voulaient pas qu’il soit publié. Ils ne m’ont jamais dit pourquoi. Par conséquent, on a enregistré le concert à Central Park pour le remplacer.”

“Billy a toujours été cool, mais j’avais des problèmes avec Jan Hammer et Jerry Goodman. C’étaient des putain de cons !”

     Les sessions Trident sont finalement sorties 26 ans plus tard, et il est peu dire que, même si elles souffrent d’un manque de polissage, elles sont aux standards de ce qu’ils avaient joué précédemment, avec des compositions indéniablement différentes dans leur couleur par rapport à celles de McLaughlin, ce qui est particulièrement étonnant au vu du contexte d’enregistrement de celles-ci. Comme l’explique Joseph D’Anna (leur manager), il était très rare d’avoir tous les membres au studio au même moment. Ken Scott rajoute : “John n’était absolument pas content. Je dois dire que c’étaient les sessions les plus dures que j’ai eu à enregistrer. J’ai dû traverser les hauts et les bas du White Album des Beatles (…) La séparation du Mahavishnu Orchestra lors de ces sessions, c’était juste incroyable pour moi.” Rick Laird se souvient notamment d’un jour où John est parti en pleurs du studio. Il est vrai que voir son groupe de jazz, le plus populaire du moment, se désintégrer après deux petites années, doit être difficile à encaisser.

Après ces quatre jours, le consensus était que l’album n’était clairement pas fini, contrairement à ce que McLaughlin a pu dire a posteriori ; c’est pour cette raison que leur maison de disque, Columbia Records, décida de sortir un album live à la place. 

     Deux ans seulement après leur formation, le Mahavishnu joue à Central Park, avec une audience jusqu’alors inégalée pour de la musique jazz-fusion, ce qui se traduisait aussi par un succès financier rare pour des musiciens de jazz : presque 20 000 dollars par concert, soit environ 150 000 dollars aujourd’hui. Ce concert sera enregistré et fera office de troisième album du Mahavishnu, nommé “Between Nothingness & Eternity”. Mais si l’ampleur du concert est inédite, un événement viendra achever d’acter la séparation morale du groupe. En effet, les cinq membres du groupe accepteront de donner une interview au magazine Crawdaddy avant de monter sur scène.

« Dream », issu de l’album « Between Nothingness & Eternity »

Cette interview lunaire, dans laquelle chaque membre est interviewé séparément du reste du groupe, deviendra légendaire, puisque les membres s’y tirent la bourre publiquement. Si les tensions existaient bien avant (le magazine Melody Maker rapportait déjà en 1973 que “C’est assez apparent qu’aucun rapport humain n’existe entre eux. Goodman est trop détaché, peu disposé à échanger avec les autres”), Billy Cobham, le batteur, expliquera plus tard que : 

“Le truc, c’était que les choses qui ont été dites [dans cette interview] ne sont pas des choses auxquelles John n’avait pas pensé. Jan Hammer a en quelque sorte déçu John, mais ce n’était rien que John ne savait pas. C’est juste que maintenant c’était écrit noir sur blanc, et il devait y faire face à chaque seconde. C’est une autre histoire… c’était le début de la fin.” 

     À propos des droits d’auteurs, Billy y défend quelque peu John. En effet, pour lui, les problèmes venaient “de l’immaturité simple de certains des membres”. À propos des deux membres les plus jeunes (Jerry Goodman et Jan Hammer) : “Certains d’entre eux pensent qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils méritent en ce qui est de la notoriété et de la publicité. D’un autre côté, ils n’essaient pas eux-mêmes de se faire leur propre publicité. C’est comme s’ils attendaient que quelqu’un fasse quelque chose pour eux”. Ce commentaire critiquant le manque d’initiative des membres du groupe s’explique par le récent succès du premier album solo de Billy, Spectrum, devenu depuis un classique du jazz-fusion, sur lequel d’ailleurs ont joué Jan Hammer et Jerry Goodman. Il s’explique également par le fait que, là où les autres membres du groupe s’engageaient à 100% dans celui-ci, Billy était resté également batteur résident chez le label CTI, profitant des petites pauses entre les concerts pour aller enregistrer au studio, en l’occurrence 46 albums du label sortis entre 1971 et 1973. Rick Laird, le bassiste, répondit par voie de presse interposée à Billy, en expliquant que “Billy a fait un commentaire qui disait que Jerry Goodman, Jan Hammer et moi, on perdait notre temps et que la raison pour laquelle on voulait jouer nos propres compositions était purement égocentrée. C’est des conneries! Le fait qu’il considère sa musique assez bonne pour être enregistrée est le véritable signe d’un égocentrisme.” Il est en fait apparent, a posteriori, que Billy avait déjà du recul sur ce qu’était le groupe lorsqu’il en faisait partie; un utilisateur du forum de Steve Hoffman rapportant qu’il n’a pas manqué, pendant une masterclass, de critiquer les intitulés “forcés” et trop sérieux des morceaux.

Voici les propos tenus par Jan Hammer dans l’interview pour Crawdaddy : “J’ai le sentiment, et j’espère avoir raison, que le pire est derrière nous. Maintenant, ça ne demande qu’à ce que la maison de disque continue de nous soutenir et que les promoteurs nous voient comme un groupe homogène, et non pas comme un backup-band d’une superstar, parce que ce n’est pas si simple… John au début…. j’ai envie de dire qu’il est innocent de toute faute. Il est innocent de toute faute, sauf sur le fait qu’il est tout le temps mis en avant, ce qui était une erreur depuis le début. Il pense que la raison pour laquelle il est mis en avant comme ça n’est pas du tout commerciale. Il refuse de voir cela. Les seules choses qu’il veut voir sont qu’il est ici par droit divin, et qu’il est une personne éclairée qui est déjà une sorte de gourou. On aime tous beaucoup ce groupe car il nous donne une formidable opportunité : chacun d’entre nous joue mieux avec ce groupe que dans n’importe quelle autre situation. On est vraiment fait pour jouer ensemble, et ces choses là ne font qu’interférer avec ce fait”.

En effet, McLaughlin avait tendance à mettre pleinement en avant son parcours spirituel : comme il le disait dans une interview en 1971 : 

“Tout ce que je fais maintenant, je le dédie à l’être suprême… Dieu veut que je sois parfait, donc, je serais parfait”.

Ce prosélytisme avait tendance à irriter les membres du groupe, même jusqu’à aujourd’hui. Dans une interview datant de 2021, Jerry Goodman se souvient de cette anecdote :

“On n’en pouvait plus, et quand on est fatigué, on commence à prendre des mauvaises décisions. (…) Tout était en réponse à la volonté de John de s’impliquer en tant que guru, ce qui n’était généralement pas un problème pour moi, sauf parfois quand c’était trop. Par exemple, une fois on était en Allemagne dans une grande salle des fêtes avec beaucoup de cadres des maisons de disque, et il y avait plein de petits livrets promotionnels du groupe, et moi je ne l’avais jamais vu. Quand je l’ai pris, la première page était une énorme photo de John habillé en gourou.”

John McLaughlin, dans des interviews normalement consacrées à la musique du groupe, développait sur ses visions spirituelles :

“Il n’y a ni mal, ni péché, que de l’ignorance. Aujourd’hui, l’ignorance est Reine sur cette terre. Presque tout le monde est un de ses sujets, et, malheureusement, la plupart des gens sont heureux comme ça”.

De même, Rick Laird, dans une interview en 1974, dit ultimement :

“La première année et demie a été passée à combattre la soi-disant illumination de John, et lui à combattre notre soi-disant ignorance, ce qui est la plus énorme connerie que j’aie entendue de ma vie. 1974 promettait d’être l’année pendant laquelle on aurait pu faire chacun un peu d’argent, mais ça aussi c’est fini. C’est vraiment dommage”.

     Cette interview, John l’a lue dans l’avion qui le menait au Japon, rejoindre le reste du groupe pour une nouvelle tournée. En descendant de l’avion, bien sûr, John ne parla à personne, et Elliot Sears rapporte que le premier soir de concert était catastrophique, qu’il n’y avait aucune cohésion sur scène. Par la suite, même si les enregistrements des derniers concerts de 1973 montrent une synergie de groupe toujours présente, les tensions au sein du groupe ne font que grandir. Par exemple, le 21 novembre 1973, un concert à Atlanta n’a pas lieu et est reporté parce que Billy Cobham est introuvable. En réalité, il fait un vrai “burn-out”, préférant rester seul dans sa chambre d’hôtel, méditant sur la fin du groupe.

Le Mahavishnu photographié lors d'une conférence de presse, quelques heures après avoir atterri au Japon.

Après deux concerts complets au Philarmonic Hall de New York, le groupe est fatigué mais doit tout de même jouer le soir de l’An 1973 à Detroit. Selon Rick Laird, ils ont joué, ils sont partis et ne se sont jamais dit au revoir. Voilà comment le groupe qui devait changer la face du jazz et de la musique en général, est parti en fumée en l’espace de deux ans, deux années qui leur ont néanmoins suffi à marquer à jamais l’histoire du jazz.

Si le Mahavishnu original ne s’est jamais reformé, John McLaughlin a tenté d’entretenir la flamme de son succès par la suite. Si on sait que McLaughlin a sorti un album sous le nom de “Mahavishnu Orchestra” l’année suivante avec un autre groupe, il est intéressant de noter que Billy Cobham a rejoué par la suite avec lui. On peut noter une tournée en Europe en 1979 ainsi qu’un album studio : “Johnny McLaughlin, Electric Guitarist”. D’ailleurs, Billy encouragea John à reformer le Mahavishnu original au début des années 1980. C’est en tout cas ce qu’il explique dans une interview pour le magazine DownBeat en avril 1984 :

“Je râle et je délire dessus [sur la reformation du Mahavishnu] depuis plus d’un an et demi (…). À la base, l’idée était d’essayer de réunir tous les membres du groupe original. Mais nous en avons parlé, et il a été décidé de prendre la route que l’on suit aujourd’hui. En réalité, je ne sais même pas ce que fait Rick, excepté qu’il est devenu un photographe fantastique. “

En effet, John forma tout de même un nouveau groupe, intitulé sobrement “Mahavishnu”, dont le noyau était composé de McLaughlin, de Cobham et de Jonas Hellborg, un jeune bassiste prometteur. Ce trio va se produire quelques fois ensemble pendant les répétitions pour le nouveau Mahavishnu, ce qui donna une performance à la télévision française, aujourd’hui devenue célèbre. Mais néanmoins, une querelle personnelle et pécuniaire opposa McLaughlin et Cobham, qui sera remplacé par Danny Gottlieb. C’est toutefois bien Cobham que l’on entend sur l’album de ce nouveau Mahavishnu.

En ce qui concerne les autres membres du groupe, McLaughlin semble dire aujourd’hui que Jerry Goodman s’est apaisé avec les années et qu’ils se sont revus récemment. En revanche, pour ce qui est de Jan Hammer, il semblerait que celui-ci n’ait toujours pas encaissé la séparation de ce qui semble être, a posteriori, le groupe le plus important dans lequel il a joué.

“Jan a toujours un étrange problème avec moi”. (McLaughlin, 1990)

À la question “pourquoi le Mahavishnu original ne s’est jamais réuni?”, Jan Hammer répondait en 2020 :

“Il n’y a jamais eu de moment idéal au fur et à mesure que l’on grandissait; je pense vraiment que la musique qu’on jouait est pour des jeunes musiciens. Tu dois avoir ce type d’énergie et t’abandonner pour être aussi libre, et je me suis juste éloigné de cela. Je suis sûr que ça aurait été très récréatif pour les gens, mais quand on l’a fait, on l’a fait du mieux qu’on pouvait pendant des années.”

Aujourd’hui, Rick Laird, le bassiste, est mort et les chances de revoir les quatre membres originaux rejouer ensemble sont faibles, mais qui sait, il ne faut jamais dire jamais.

 
Sources principales : 
  1. Power, Passion And Beauty: The Story of the Legendary Mavavishnu Orchestra : The Greatest Band that ever was – Walter Kolosky
  2. Bathed in Lightning: John McLaughlin, the 60s and the Emerald Beyond – Colin Harper
  3. Jan Hammer : A Life in Jazz – George Cole
  4. Interview: Jan Hammer (solo, Mahavishnu Orchestra, Jeff Beck) – Thodoris
  5. Interview of Rick Laird by Loraine Alterman -Why Mahavishnu is Breaking Up
  6. John McLaughlin Discusses Mahavishnu Orchestra, Liberation Time, and More – Jim Farber
  7. Yngwie Malmsteen meets John McLaughlin – Matt Resnicoff
  8. Jerry Goodman- (Mahavishnu Orchestra, Dixie Dregs, The Flock) – SOAL Night Live