“Jaco Pastorius semble être le dernier musicien de jazz du 20ème siècle à avoir eu une influence majeure sur le monde de la musique en général”
Voici comment Pat Metheny parlait de Pastorius, l’un de ses premiers camarades de jeu. Si beaucoup le considèrent comme le bassiste le plus influent de l’histoire de la musique, c’est généralement pour ses compositions jazz ou bien sa contribution au groupe Weather Report, de 1976 à 1982. Néanmoins, un sujet relativement peu exploré est celui de ses débuts, qui s’ancrent beaucoup plus dans le Rhythm and Blues que dans le jazz. Du reste, son choix de la basse comme instrument principal est aussi fortuit que celui du jazz comme genre de prédilection.
Tout d’abord, il est à noter que la première basse électrique, la Fender Precision, fut commercialisée à partir de 1951, l’année de naissance de Pastorius. C’est donc un instrument très récent, d’abord exploré par les joueurs de contrebasse, y appliquant les mêmes techniques de jeu. La jeunesse de Jaco se situe donc très exactement durant le moment de définition de la singularité de cet instrument : c’est d’ailleurs peut-être parce que l’instrument était tout nouveau que Pastorius y est venu bien après la batterie.
En effet, Jaco commença par la batterie comme premier instrument, en rejoignant le groupe Las Olas Brass. Le frère de Jaco, Rory Pastorius, se souvient de ce qu’il pensa à la fin d’un des concerts du groupe :
“Wow, non seulement Jaco était le meilleur athlète de l’école (football et baseball), mais il est maintenant aussi le meilleur batteur !”.
Jaco compte donc assurément deux atouts, mais néanmoins, si Pastorius est bon athlète, un événement va venir changer la donne et l’orienter dans la direction qu’on lui connaît. Comme Jaco l’explique lui-même dans une interview pour l’essai “Jazz-Rock Fusion : The People, The Music” :
“J’étais, et je suis toujours, un fanatique de sport. C’est la raison pour laquelle je joue de la basse ; parce que, quand j’avais 13 ans, des ploucs (des “rednecks”) m’ont cassé la figure pendant une partie de football américain. Ma main était quasiment arrachée de mon bras droit. Je jouais de la batterie dans un groupe du coin à l’époque, mais en réalité je n’étais pas assez bon pour garder correctement le rythme. Après deux années, j’ai abandonné la batterie. Il y avait un très bon batteur qui m’a remplacé. Une semaine plus tard, le bassiste a quitté le groupe. Du coup, les autres membres du groupe m’ont appelé et m’ont dit, “Jaco, est-ce que tu crois que tu peux jouer de la basse ?”. J’ai dit ‘Ouais, bien sûr’. J’avais jamais joué de la basse de ma vie. J’avais très exactement 400 dollars sur mon compte en banque que j’avais gagnés en distribuant des journaux, et j’ai acheté une Jazz Bass Fender toute neuve. J’ai commencé à travailler le lendemain et je n’ai jamais arrêté depuis.”
Plus exactement, Pastorius remplaça David Neubauer, appelé par un autre groupe, mais il pilota Pastorius à ses débuts en tant que bassiste et non plus batteur de Las Olas Brass ; il se souvient :
“C’était un batteur quand je l’ai rencontré… mais quand il a commencé à jouer de la basse, il a progressé tellement rapidement, c’était incroyable. Jaco avait un don. Il était un de ces mecs qui pouvait apprendre un instrument en trois jours… et rien que ça c’était extraordinaire.”
Cette capacité à jouer de n’importe quel instrument, un document en témoigne. Jaco Pastorius envoya à cette époque une cassette à Alice Coltrane sur laquelle était enregistrée une version de The Chicken où il joue lui-même toutes les parties. Cette même cassette a été publiée sur l’audio-documentaire Portrait Of Jaco.
Portrait of Jaco nous révèle en fait la base de notre développement : toute la première partie est consacrée aux débuts de Jaco, débuts dans lesquels il joue majoritairement dans des groupes de R&B, ce qui ne l’empêche pas pour autant de jouer d’autres styles ; comme il l’explique lui-même :
“Quand j’ai grandi en Floride, personne ne m’a jamais dit “Tu dois jouer du jazz, tu dois jouer du R&B”. J’ai juste écouté ce que j’aimais. J’écoutais tout le monde, de Elvis à Miles Davis. (…) La Floride c’est bien parce qu’il n’y a pas de préjugé musical. Ma famille a emménagé là-bas quand j’avais 7 ans. J’entendais des groupes de steel-drum, des groupes cubains, du James Brown, Frank Sinatra, les Beatles, et la plupart de ce qui passait à la radio.”
“D’où je viens, tout le monde se fiche du genre de musique que tu joues.”
Cette absence de limites musicales permettra à Jaco, tout au long de sa carrière, d’aborder plein de styles et d’instruments différents ; particulièrement le SteelDrum, pour lequel il entretient une véritable passion, allant jusqu’à en enregistrer tout un album.
Le premier groupe avec lequel Jaco se fit la main en Floride et commença à recevoir un peu d’argent, c’est Woodchuck, dont plusieurs enregistrements existent. Bob Bobbing, un ami de longue date de Jaco, se souvient que c’est dans ce groupe que Jaco Pastorius étudia en profondeur quelques-unes de ses idoles à l’époque comme Charles Sherrell, un bassiste ayant joué avec James Brown, Bernard Odum ou encore Jerry Jemmott, bassiste légendaire de B.B. King. C’est une période de travail intense pendant laquelle il développa des mécanismes qu’on retrouvera beaucoup dans son vocabulaire de jeu toute sa vie durant. D’ailleurs, la mémorable vidéo instructive de Jaco “Modern Electric Bass” est co-dirigée par Jerry Jemmott, et quand Jemmott lui demande de jouer une ligne de basse qui l’a particulièrement marquée, Jaco commence à jouer I Want You So Bad, de l’album Live and Well de B.B. King. Ainsi, Woodchuck est l’occasion pour Jaco de développer sa culture R&B. Comme l’explique Billy Burke, l’organiste du groupe :
“Woodchuck était un vrai groupe funky. On faisait plein de morceaux de Major Lance, “Cleanup Woman” de Betty Wright, et plein de morceaux R&B obscurs”. (…) C’était du R&B, mais il y avait ce côté jazz dans la mesure où on improvisait à fond.”
Cette connaissance profonde du R&B se retrouvera partout dans la carrière de Jaco. Par exemple, on peut entendre l’influence qu’a eu la ligne de basse du morceau “I Like It” de Carla Thomas sur “Come On, Come Over”, composition issue de son album éponyme. De même, sa routine de solo “Slang”, qu’il jouera en concert entre 1978 et 1982, comportera de nombreux thèmes issus de morceaux R&B. On peut citer notamment la ligne de basse du morceau Funky Broadway de Wilson Pickett ou bien celle de Them Changes de Buddy Miles. Néanmoins, à l’écoute des enregistrements de Woodchuck, personne ne serait capable de dire que c’est Jaco Pastorius à la basse : c’est parce qu’il n’a encore trouvé quasiment aucune de ses marques de fabrique qui rendront son jeu absolument unique par la suite.
Ainsi, à partir de la fin de l’année 1970, Pastorius fera plusieurs découvertes qui l’amèneront à profondément redéfinir son approche de la basse. D’abord sa rencontre avec le bassiste Carlos Garcia, qui lui inspirera sa technique d’étouffement du manche à la main gauche ce qui lui permettra les ghost notes qui caractérisent bon nombre de ses lignes de basse classiques, telles que “Opus Pocus” ou bien la ligne de “I Can Dig It Baby” sur l’album Party Down de Little Beaver. Puis Jaco va découvrir, par l’intermédiaire de son ami Bob Bobbing, les amplis Acoustic 360, qui ont la particularité de ne pas saturer dans les notes trop graves et qui, couplés à la Bass Of Doom, donneront à Jaco une sonorité immédiatement reconnaissable et qui lui est indissociable, encore aujourd’hui. Puis vient la fameuse histoire de la fretless.
L’histoire qui concerne la manière dont Jaco est arrivé à la basse fretless est sujette à litiges. Jaco lui-même en donne deux versions différentes tandis que Bob Bobbing en évoque une troisième. Selon l’homme derrière la chaîne Youtube Jaco Pastorius Archive, la version qui fait le plus de sens est la suivante : Jaco aurait eu deux basses majeures (bien sûr sur les tournées il avait notamment un autre modèle similaire mais avec des frets). La première est une Jazz Bass fretless des années 1960, qu’il a acheté à Bob Bobbing, puis qu’il fit “refretter” et qu’il vendit à John Paulus en 1971. Jaco acheta par la suite ce qui est connu comme sa Bass Of Doom, une Jazz Bass de 1962 dont il retirera les frets avant un concert avec les C.C. Riders, un groupe sur lequel nous reviendrons.
En 1970, Jaco rejoignit le groupe de Tommy Strand & The Upper Hand, un groupe de Soul dont il existe quelques enregistrements dont celui de Higher, un morceau dans lequel Jaco démontre déjà son habileté à la basse fretless. Sur cet enregistrement, ainsi que quelques autres comme la reprise de “I Just Want To Make Love (To You)”, on entend davantage la patte Jaco. Néanmoins, c’est bien dans le groupe de Wayne Cochran qu’il va réellement développer les “licks” qui feront sa légende. Comme il l’explique lui-même :
“Je n’ai réellement étudié la basse que pendant un an, de 1971 à 1972, l’année où j’ai quitté le groupe de Wayne”.

Charles Brent, directeur du groupe musical de Wayne Cochran, se souvient que Jaco travaillait son instrument toute la journée dans le bus de tournée en plus de jouer cinq sets d’une heure chaque soir. Comme l’explique Bob Bobbing :
“Son évolution en tant que musicien et la confiance en soi qu’il gagna lui fit se sentir prêt à conquérir le monde… tout s’est réellement manifesté au sein de ce groupe (les C.C. Riders). Apprendre à lire, à écrire la musique et à l’arranger pour finalement composer ses premiers morceaux”.
Charles Brent est celui qui va lui apprendre toutes les bases de l’harmonie et de la composition, cours pendant lesquels Jaco écrira une de ses premières compositions originales nommée “Amelia”. En effet, malgré le fait que Jaco déplore dans “Modern Electric Bass” les musiciens qui ne lisent pas correctement la musique ; il ne savait pas déchiffrer une partition avant cet événement, ce qui rend les enregistrements de Tommy Strand et de Woodchuck particulièrement étonnants à écouter au vu des arrangements complexes que le groupe jouait. Charlie Brent se souvient de l’audition de Jaco :
“Je lui ai mis les partitions devant lui (…). On allait d’un morceau à l’autre, et il a juste tout déchiré. Je veux dire qu’il a joué parfaitement chacune des notes que j’avais écrites. (…) Le jour suivant, pour la première répétition avec tout le groupe, je lui ai mis les nouvelles partitions devant les yeux. Jaco les a regardées et est venu me dire qu’il ne savait pas lire la musique. Je lui ai dit “Mais alors comment tu as fait pour jouer tous ces morceaux hier ?” et il répond “Je suis venu à un de vos concerts il y a quelques semaines” ce qui m’a laissé bouche bée. Le gars avait une putain de mémoire !”.
Brent était si impressionné qu’il croyait que Jaco copiait d’un bassiste qu’il ne connaissait pas, alors qu’en fait c’était juste complètement nouveau comme approche de la basse.
Pastorius continuait son apprentissage R&B en écoutant des heures durant la collection de ses amis du groupe. Comme l’écrit Randy Emerick, membre du groupe de Wayne Cochran : “On était R&B de A à Z”. Du reste Brent se rappelle que les deux morceaux préférés de Jaco à cette époque étaient CleanUp Woman de Betty Wright (qu’il rencontrera lors d’une session pour l’album Party Down de Little Beaver) et Holiday For Strings de David Rose, que Jaco réarrangera pour son troisième album studio jamais publié officiellement “Holiday For Pans”. Un enregistrement du morceau “Domingo”, une des premières compositions de Jaco, joué par le groupe de Wayne Cochran, est particulièrement impressionnant puisqu’on y entend tout ce qui est immédiatement reconnaissable du jeu de Pastorius dans un long solo survolté.
En 1973, Jaco quitte le groupe de Wayne Cochran pour rejoindre l’orchestre de Peter Graves, ce qui marqua un premier tournant davantage jazz dans sa carrière. Néanmoins, ces racines R&B sont toujours extrêmement présentes, tandis que la musique est davantage fusion que be-bop. Il existe d’ailleurs un enregistrement assez parlant du morceau “Wiggle Waggle” de Herbie Hancock dans une version plus swing / adaptée pour un big-band. Tous les licks caractéristiques du jeu de Jaco y sont présents (on entend par exemple régulièrement pendant le morceau le lick d’ouverture de “Barbary Coast” de Weather Report).
Ses licks caractéristiques, Jaco va les exploiter au service de nombre d’autres albums avec une riche carrière de musicien de studio. Parmi ces contributions du milieu des années 1970, on note par exemple la “Suite: Golden Dawn” de Al Di Meola, le morceau “I Can Dig It Baby” de Little Beaver, “Good Question” de Herbie Hancock, des morceaux aux styles différents mais sur lesquels Jaco réutilise beaucoup de ces phrases signatures, montrant à quel point son vocabulaire était atypique et unique. Il est à noter qu’à cette époque encore, son style ne faisait pas l’unanimité : c’est un jeu extrêmement fourni qu’il propose et qui n’est pas au goût de tout le monde. Little Beaver, un guitariste de Soul / R&B très connu à cette époque, se souvient de son moment en studio avec Jaco :
“Je suis habitué à devoir montrer au bassiste quelles notes jouer et au batteur quoi jouer. (…) Je leur montre la base puis après ils ont la liberté d’ajouter ce qu’ils veulent. (…) Et bien, avec Jocko [Jaco est crédité en tant que Nelson “Jocko” Padron sur l’album], je n’ai rien eu à lui dire. (…) J’ai dit, mec, ce type-là est funky. Il est funky, tu vois, et il n’avait même pas entendu le morceau avant. Il arrive et tout ce qu’il veut savoir, c’est où est le pont, tu vois.
On peut raisonnablement considérer que Jaco avait emmagasiné un tel bagage musical qu’il pouvait s’adapter à n’importe quelle situation en studio et ce sur n’importe quel type de musique. Du reste, à la question “Comment as-tu acquis un savoir aussi vaste sur la basse en l’espace d’une seule année [1971-1972] ?”, Jaco répond très simplement :
“Tout ce que tu as à faire, c’est de garder tes oreilles ouvertes. La plupart de mon savoir musical vient de mon expérience dans des groupes.”
Ce qui est particulièrement impressionnant, c’est que la transition vers le jazz semble avoir été absolument naturelle pour lui. En 1974, pendant qu’il jouait avec le Peter Graves Orchestra et qu’il était musicien de studio, Jaco jouait également avec Pat Metheny, sur ce qui deviendra leurs premiers enregistrements studio respectifs en tant que leader. Bob Moses, le batteur de l’album “Bright Size Life” qui joua donc en trio avec Metheny et Jaco, se souvient de la première fois qu’il a joué avec Jaco :
“Au premier concert, Metheny voulut jouer “All The Things You Are”. En fait, c’est le premier morceau que n’importe quel musicien de jazz en devenir veut apprendre, car c’est un exemple parfait du cycle des quintes. Mais Jaco dit, “Mec, je ne le connais pas. Tu as une partition ?”. Je me suis dit, mon Dieu, on va jouer un concert jazz avec un mec qui ne connaît même pas “All the Things You Are”. Putain ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Metheny lui donne la partition, il la regarde la moitié d’une seconde et commence à jouer ce morceau mieux que n’importe quelle version que j’ai entendue dans ma vie. (…) Je me suis dit, il l’a dans ses gènes. C’est la seule explication. Parce que certaines personnes travaillent 20 ans pour pouvoir jouer ce morceau, et lui qui ne l’a jamais joué auparavant était déjà très loin devant tout le monde”.
On connaît tous la suite : début 1975, Jaco interpelle Joe Zawinul et crie “Mon nom est John Francis Pastorius III, et je suis le plus grand bassiste au monde”. Puis quelques mois plus tard, Zawinul l’invitera au studio pour jouer “Cannonball”, sa composition hommage à Cannonball Adderley, session pendant laquelle Jaco arrivera à convaincre Zawinul, chose rare, à intégrer sa composition “Barbary Coast” à l’album “Black Market”.
Jaco continuera de jouer beaucoup de R&B parallèlement à sa carrière avec Weather Report puis avec le Word of Mouth Big Band. La chaîne “Jaco Pastorius Archive” est particulièrement utile pour trouver des enregistrements rares d’époque. On peut citer notamment une reprise qu’il joua avec le Gil Evans Orchestra de “Time Will Reveal”, un tube R&B des années 80, mais aussi le medley R&B/Rock qu’il joua avec son Trio (Pastorius/Dennard/Bullock) en 1986, ou bien encore les traditionnels “The Chicken” et “Fannie Mae” qu’il jouera régulièrement jusqu’à la fin (l’“Archive” m’a particulièrement conseillé cette performance de “The Chicken” datant du 5 mars 1986).
Dès lors, si l’on connaît Jaco pour sa contribution à l’histoire du jazz, il est nécessaire de rappeler que c’est avant tout un bassiste Soul / R&B qui avait un jeu si unique qu’il ne trouve en fait aucune catégorie précise si ce n’est celle qu’il s’est créée lui-même. C’est peut-être pour ça qu’à la question “Comment décrirais-tu ta musique”, il avait l’habitude de répondre que c’était du “Punk Jazz”.

Sources principales :
- A method for electric bass improvisation via a detailed analysis of the improvisational techniques of Jaco Pastorius from 1967-1968 – A. Spiers
- Jazz-Rock Fusion : The People, The Music – . Julie Coryell
- Jaco: The Extraordinary and Tragic Life of Jaco Pastorius – Bill Milkowski
- Portrait Of Jaco – Bob Bobbing
- Merci à Jaco Pastorius Archive pour son aide précieuse.
Sources des illustrations :
- Image de couverture : Legacy Recordings, Slang East/West LLC, colorisé par IA puis re-modifié.
- Jaco avec sa première basse : une Jazz Bass de 1966.
- Wayne Cochran et les C.C. Riders, Jaco est l’avant dernier depuis la droite, au second rang. Colorisé par le compte instagram Jaco in Colors.
- Jaco Pastorius et Chuck Jacobs en 1973
- Jaco Pastorius au Hammersmith Odeon de Londres en 1976
- Photographie issue du “photo-shoot” pour son premier album éponyme en 1976.