Quand on s’intéresse un peu au jeu de Jaco Pastorius, une différence est frappante presque immédiatement : les solos qu’il enregistre en studio sonnent toujours très neufs ; ils sont absolument distincts des solos qu’il peut jouer en live. J’en prends pour preuve le solo d’« Havona » de Weather Report, de « Port of Entry », ou bien sûr les solos de « Continuum » ou de « Donna Lee ». Ce que je veux dire, c’est que ces solos ont été écrits à l’avance, au moins en partie. À l’inverse, quand on se penche sur les centaines d’enregistrements officiels ou non de Jaco en concert, on se rend compte qu’il se définit d’année en année une routine qu’il fait varier un peu de concert en concert, sans grand changement.
Globalement, on peut simplifier en considérant qu’il se préparait une routine de solo différente à chaque nouvelle tournée de Weather Report. Mais c’est surtout à partir de 1979 que quelques-uns de ses tours de passe-passe s’imprimeront durablement dans ses improvisations live : par exemple la citation du morceau « Dolores » de Wayne Shorter, de « Third Stone from the Sun » de Jimi Hendrix sur une boucle d’une mesure harmonisée.
Néanmoins, il m’a toujours semblé que cette règle comportait de nombreuses exceptions, tant un génie ne peut raisonnablement se satisfaire éternellement de ces acquis. C’est en tombant sur une archive compilant tous les enregistrements non-officiels de l’histoire de Weather Report que j’ai décidé de mettre à l’épreuve cette affirmation en écoutant l’intégralité des solos enregistrés de Jaco Pastorius durant ces années avec le groupe. Ainsi, j’ai compilé cinq solos qui, je trouve, démontrent toute l’étendue des talents du plus grand bassiste de tous les temps et prouvent qu’il pouvait encore avoir ses éclairs de génie au sein d’une routine bien huilée.
1. 1976, Suède ; 2. 1976, Antibes
Ces deux premiers solos de 1976 contiennent, à mes oreilles tout du moins, peu des citations que l’on entendra plus tard dans les solos de Jaco. Ils ont l’air davantage basés sur l’improvisation, suivie habituellement de la récitation complète de « Portrait of Tracy ». Ce qui les rend uniques, c’est, pour le premier (celui de Suède), les phrases qu’il développe après « Portrait of Tracy », fait inhabituel comparativement aux autres solos de la même période, et pour le second, il s’agit de la première performance enregistrée de « Chromatic Fantasy », une composition de Bach (”Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur, BWV 903”), qu’il enregistrera plus tard dans son album « Word of Mouth ». Ces deux enregistrements servent donc à démontrer que Jaco avait déjà tout son répertoire quand il a rejoint Weather Report, ce qui permet d’alimenter l’hypothèse suivante : Pastorius a davantage travaillé sa technique que ses compositions pendant ces années au sein du groupe (excepté après 1980, année où il commence à travailler sur son deuxième album solo). On en a pour preuve le fait qu’il continua de jouer des morceaux comme « Chromatic Fantasy » régulièrement dans ses solos jusqu’en 1982, mais plus vite et avec une technique plus aboutie, plus claire et moins hésitante (à titre de comparaison, on peut prendre son solo au Hammersmith Odeon en 1980).
3. 1977, Dusseldorf
Le début de ce solo fait notamment penser à celui qu’il joua avec Albert Mangelsdorff en 1976 à Berlin, mais Jaco appuie ici sur cette idée et la développe plus qu’à l’accoutumée. C’est, selon moi, ce qui définit particulièrement ce solo : Pastorius développe les mêmes idées que d’habitude mais les explore nettement plus, avant d’enchaîner avec Chromatic Fantasy.
4. 1980, Santa Cruz
Jaco introduit ici sa version de « Mysterious Mountain » (un extrait de la seconde symphonie d’Alan Hovhaness), qu’il a commencé à développer en 1979 (cf. son concert solo à Berlin), avant d’enchaîner avec une boucle assez inhabituelle (il avait tendance à utiliser davantage la boucle harmonisée décrite précédemment, que l’on peut entendre par exemple sur le solo disponible sur l’album-live Shadows & Light de Joni Mitchell).
5. 1983 - Philadelphie
Ces solos m’ont été conseillés par l’homme derrière la chaîne « Jaco Pastorius Archive ». Ils font partie, selon lui, des plus beaux éclairs de génie dans les années les plus compliquées de Pastorius. En effet, pour les amateurs de Jaco, ce qu’il fit entre 1983 et 1985 est un peu « fade », autrement dit répétitif, d’autant plus que celui-ci s’était aliéné la plupart des musiciens qui faisaient la beauté de son big band « Word of Mouth », l’obligeant à jouer avec un groupe de plus en plus changeant et avec des musiciens aux niveaux disparates. Néanmoins, ces deux solos, issus tous deux d’une même soirée, constituent les improvisations les plus uniques issues de ces années-là qu’il m’ait été donné d’entendre. Si au début, Jaco semble vouloir enchaîner les phrases avec une technique quelque peu vacillante, il basculera sur une improvisation nettement plus réfléchie sur fond d’une boucle expérimentale tirant parti de tout ce que la basse a de percussif. Le second solo s’inscrit dans la lignée du premier mais est nettement plus court, précédant le classique « The Chicken », devenu un incontournable de ses concerts à partir de 1982.
